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Nous ne serions point surpris que quelques mots de ce Florus dont il goûtait tant le petit livre ne fussent comme le germe des Considérations. Dans l’Épitomé, on trouve : « Ac nescio an satius fuerit populo romano Sicilia et Africa contento fuisse, aut his etiam ipsis parcere, dominanti in Italia sua, quam eo magnitudinis crescere ut viribus suis conficeretur[1]. » Ne serait-ce pas en lisant cette observation, si conforme à ses principes sur les extensions des États, que Montesquieu projeta de mettre en lumière la folie des vastes conquêtes, par l’exemple du peuple conquérant entre tous ?

Déjà Machiavel avait dit que les agrandissements de territoires étaient une cause de ruine plutôt, que de grandeur pour les Républiques mal organisées[2]. Mais il avait ajouté qu’il en était autrement pour les États qui sauraient suivre les principes des Romains. En démontrant le contraire, Montesquieu s’attaquait donc à « ce grand homme[3] », dont il admirait profondément, le génie. Quoiqu’il se fût pénétré de ses œuvres, il combattait ses doctrines lorsqu’elles lui paraissaient dangereuses. Avant de s’en prendre à une théorie particulière des Discours sur Tite-Live, il avait composé une réfutation d’ensemble, bien qu’indirecte, de ce livre du Prince, où Machiavel a idéalisé la figure de César Borgia[4].

À l’époque où il se mit à rédiger les Considérations, le problème des conquêtes le préoccupait depuis quelque temps. Il venait sans doute d’achever et de faire imprimer ses Réflexions sur la Monarchie universelle, dont il supprima l’édition lui-même. Or, voici en quels termes cet opuscule débute :

« C’est une question qu’on peut faire si, dans l’état où est actuellement l’Europe, il peut arriver qu’un peuple y ait, comme les Romains, une supériorité constante sur les autres. »

Réflexions et Considérations furent inspirées par un même sentiment : la haine des grandes extensions territoriales. Il est donc tout naturel que Montesquieu ait eu, un instant, l’idée de fondre, en partie, son étude sur la Monarchie universelle dans son traité sur la Grandeur des Romains. On relèverait, d’ailleurs, plus d’une ressemblance de détail entre les deux ouvrages.

Mais il nous faut démontrer ce que nous venons d’admettre par avance dans les pages précédentes : que les Considérations ont pour objet d’établir, par l’his-

  1. Julii Flori Epitomæ… (Leipsick, B.-G. Teubner, 1879), p. 64.
  2. Discours sur les Décades de Tite-Live, livre II, chapitre xix.
  3. De l’Esprit des Lois, livre VI, chapitre v.
  4. On trouvera ce qu’il reste de la réfutation de Montesquieu dans les Pensées et Fragments inédits de Montesquieu, publiés par M. le baron Gaston de Montesquieu (Bordeaux, G. Gounouilhou, 1899), tome Ier, pages 417 et suivantes.