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Rome. Aurait-il suffi, par hasard, de souder ces deux traités pour composer, sauf retouches, le second chef-d’œuvre de Montesquieu ?

Mais, parmi ses inspirateurs prétendus, il en est un auquel on a attribué sur lui une influence plus que contestable. C’est Bossuet. Peu s’en faut que certains éditeurs de la Grandeur des Romains ne représentent cet ouvrage comme une sorte d’amplification de quelques chapitres du Discours sur l’Histoire universelle. Prenez les deux livres, et lisez-les avec soin ! Vous verrez qu’ils ne s’accordent que sur les points où il est impossible de ne pas avoir le même avis : les vertus militaires des légions ou la sagesse politique du Sénat, par exemple. Sur les questions douteuses et graves, ils se contredisent constamment et si bien, parfois, que telle phrase des Considérations semble viser tel passage du Discours, pour le réfuter. S’agit-il de remonter à la cause de la décadence de Rome ? Bossuet la voit « dans la jalousie perpétuelle… des Plébéiens contre les Patriciens[1] ». A quoi Montesquieu répond : « On n’entend, parler dans les auteurs que des divisions qui perdirent Rome ; mais on ne voit, pas que ces divisions y étaient nécessaires, qu’elles y avaient toujours été, et qu’elles y devaient toujours être[2]. » Le dissentiment ; des deux auteurs n’est pas moindre lorsqu’ils apprécient les effets de la conquête romaine : l’un assure que « les Romains rendaient meilleurs tous les pays qu’ils prenaient[3] » ; l’autre estime que leur domination fut « fatale à l’Univers[4] ». Ces citations qu’il serait facile de multiplier, montrent dans quelle mesure le Président s’est inspiré de l’Evêque de Meaux.

Il serait puéril de prétendre que l’auteur de l’Esprit des Lois n’ait rien appris de personne. Lui-même aimait à citer ses sources de faits et d’idées. Nous trouvons, au contraire, une preuve de son génie dans le fruit qu’il lirait de ses lectures. Il est très possible que telles lignes assez insignifiantes de Platon ou de Machiavel aient fait naître dans son esprit certaines de ses théories les plus célèbres. Seulement, quand le philosophe d’Athènes ou le publiciste de Florence écrivaient les passages du Traité des Lois ou des Discours sur Tite-Live auxquels nous faisons allusion, eux-mêmes ne se doutaient guère des vérités fécondes qu’un autre penseur saurait découvrir dans des phrases banales à leurs propres yeux.

C’est par sa puissance de généralisation surtout que Montesquieu fut créateur ou, pour mieux dire, inventeur : une étincelle du dehors faisait jaillir en lui une flamme éclatante.

  1. Discours sur l’Histoire…, IIIe part., chap. vi.
  2. Considérations, chapitre ix.
  3. Discours, IIIe part., chap. vi.
  4. Considérations, chapitre Ier.