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VOYAGE


l’Ombre d’une beauté nonchalante qui a passé ses jours à ajuster des charmes dont elle ne fit jamais d’usage ?

C’est mal reconnaître mes faveurs : quand je donne des charmes, je les destine à ma gloire ; ce qui a fait les délices de cette Ombre va faire sa peine. Qu’on lui présente sans cesse son miroir, pour le retirer au moment qu’elle en approchera : son supplice surpassera celui de Tantale. Eh quoi ! ajouta la Déesse, en prenant la liste des mains de Mercure, je verrai toujours des envieuses qui n’ont d’autres plaisirs que celui de médire sur le chapitre de l’Amour ? Il n’est point en mon pouvoir de donner de la beauté à toutes les femmes ; les Grâces consolent quelquefois celles qui ne me doivent rien ; mais, quand on ne doit ni aux Grâces ni à moi, on veut s’en venger en parlant mal de celles que je protége : je prétends qu’on respecte l’ouvrage de Vénus, et pour punir cette envieuse, je la condamne à entendre continuellement parler des charmes des belles Ombres, sans lui donner le temps de répliquer par le contraire.

Il faut charger de ce soin, dit Mercure, l’Ombre que Caron va passer avec elle ; c’est un amant qui s’est vanté d’avoir eu des faveurs qu’on ne lui accorda jamais.

Voilà le comble de la perfidie, répond Vénus. Je veux bien qu’il serve au supplice de cette envieuse ; mais, pour le sien, qu’on lui montre sans cesse le portrait de sa Belle, entre les mains d’une Ombre discrète.

Mais quel est ce poëte de mauvaise humeur, poursuivit la Déesse ? C’est un auteur qui s’est épuisé à faire une critique sur l’Art d’aimer d’Ovide. Ne reconnaissez-vous pas la jalousie poétique, ajouta Mercure. On s’efforce à imiter ceux qui ont su plaire ; l’imitation ne réussit pas, l’amour-propre s’en offense ; j’ai de l’esprit, dit-on, et je ne saurais approcher du modèle que j’ai choisi ; donc le modèle