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PENSÉES DIVERSES.

J’ai vu les galères de Livourne et de Venise, je n’y ai pas vu un seul homme triste. Cherchez à présent à vous mettre au cou un morceau de ruban bleu pour être heureux.


SUR LE BONHEUR[1].


Le bonheur ou le malheur consistent dans une certaine disposition d’organes, favorable ou défavorable.

Les uns ont une certaine défaillance d’âme, qui fait que rien ne les remue ; elle n’a la force de rien désirer, et tout ce qui la touche n’excite que des sentiments sourds. Le propriétaire de cette âme est toujours dans la langueur ; la vie lui est à charge, tous ses moments lui pèsent : il n’aime pas la vie, mais il craint la mort.

L’autre espèce de gens malheureux opposés à ceux-ci, est de ceux qui désirent impatiemment tout ce qu’ils ne peuvent pas avoir, et qui sèchent sur l’espérance d’un bien qui recule toujours… Je ne parle ici que d’une frénésie de l’âme et non pas d’un simple mouvement. Ainsi un homme n’est pas malheureux parce qu’il a de l’ambition, mais parce qu’il en est dévoré…

Il y a aussi deux sortes de gens heureux : les uns sont vivement excités par des objets accessibles à leur âme, et qu’ils peuvent facilement acquérir. Ils désirent vivement, ils espèrent, ils jouissent, et bientôt ils recommencent à désirer. Les autres ont leur machine tellement construite qu’elle est doucement et continuellement ébranlée. Elle est entretenue et non pas agitée : une lecture, une conversation leur suffit.

  1. Le Château de la Brède, par M. Labat, premier avocat général à la Cour d’Agen. (Recueil des travaux de la Société d’agriculture, sciences et arts d’Agen. 1734, t. III. p. 185.) M. Labat a copié ce morceau à la Brède.