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ESSAI

d’une plus longue attention, toutes les règles qui proportionnent la disposition du sujet à la mesure de notre attention ne seraient plus ; si nous avions été rendus capables de plus de pénétration, toutes les règles qui sont fondées sur la mesure de notre pénétration tomberaient de même ; enfin toutes les lois établies sur ce que notre machine est d’une certaine façon, seraient différentes si notre machine n’était pas de cette façon.

Si notre vue avait été plus faible et plus confuse, il aurait fallu moins de moulures et plus d’uniformité dans les membres de l’architecture ; si notre vue avait été plus distincte, et notre âme capable d’embrasser plus de choses à la fois, il aurait fallu dans l’architecture plus d’ornements ; si nos oreilles avaient été faites comme celles de certains animaux, il aurait fallu réformer bien des instruments de musique. Je sais bien que les rapports que les choses ont entre elles auraient subsisté ; mais le rapport qu’elles ont avec nous ayant changé, les choses qui, dans l’état présent, font un certain effet sur nous, ne le feraient plus ; et comme la perfection des arts est de nous présenter les choses telles qu’elles nous fassent le plus de plaisir qu’il est possible, il faudrait qu’il y eût du changement dans les arts, puisqu’il y en aurait dans la manière la plus propre à nous donner du plaisir.

On croit d’abord qu’il suffirait de connaître les diverses sources de nos plaisirs pour avoir le goût, et que, quand on a lu ce que la philosophie nous dit là-dessus, on a du goût, et que l’on peut hardiment juger des ouvrages. Mais le goût naturel n’est pas une connaissance de théorie ; c’est une application prompte et exquise des règles mêmes que l’on ne connaît pas. Il n’est pas nécessaire de savoir que le plaisir que nous donne une certaine chose que nous trou-