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SUR LE GOUT

nature de l’âme, indépendamment des sens, parce qu’ils appartiennent à tout être qui pense ; et il est fort indifférent d’examiner ici si notre âme a ces plaisirs comme substance unie avec le corps, ou comme séparée du corps, parce qu’elle les a toujours, et qu’ils sont les objets du goût : ainsi nous ne distinguerons point ici les plaisirs qui viennent à l’âme de sa nature, d’avec ceux qui lui viennent de son union avec le corps ; nous appellerons tout cela plaisirs naturels, que nous distinguerons des plaisirs acquis, que l’âme se fait par de certaines liaisons avec les plaisirs naturels ; et de la même manière et par la même raison, nous distinguerons le goût naturel et le goût acquis.

Il est bon de connaître la source des plaisirs dont le goût est la mesure : la connaissance des plaisirs naturels et acquis pourra nous servir à rectifier notre goût naturel et notre goût acquis. Il faut partir de l’état où est notre être, et connaître quels sont ces plaisirs, pour parvenir à les mesurer, et même quelquefois à les sentir.

Si notre âme n’avait point été unie au corps, elle aurait connu ; mais il y a apparence qu’elle aurait aimé ce qu’elle aurait connu : à présent nous n’aimons presque que ce que nous ne connaissons pas.

Notre manière d’être est entièrement arbitraire ; nous pouvions avoir été faits comme nous sommes, ou autrement. Mais si nous avions été faits autrement, nous verrions autrement[1] ; un organe de plus ou de moins dans notre machine nous aurait fait une autre éloquence, une autre poésie ; une contexture différente des mêmes organes aurait fait encore une autre poésie : par exemple, si la constitution de nos organes nous avait rendus capables

  1. Encyclopédie : Nous aurions senti autrement.