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DE L’ESPRIT DES LOIS.


corbeaux, qui fuient les corps vivants et volent de tous côtés pour chercher des cadavres.

Une pareille manière de critiquer produit deux grands inconvénients. Le premier, c’est qu’elle gâte l’esprit des lecteurs, par un mélange du vrai et du faux, du bien et du mal : ils s’accoutument à chercher un mauvais sens dans les choses, qui naturellement en ont un très-bon ; d’où il leur est aisé de passer à cette disposition, de chercher un bon sens dans les choses qui naturellement en ont un mauvais : on leur fait perdre la faculté de raisonner juste, pour les jeter dans les subtilités d’une mauvaise dialectique. Le second mal est, qu’en rendant par cette façon de raisonner les bons livres suspects, on n’a point d’autres armes pour attaquer les mauvais ouvrages : de sorte que le public n’a plus de règle pour les distinguer. Si l’on traite de spinosistes et de déistes ceux qui ne le sont pas, que dira-t-on à ceux qui le sont ?

Quoique nous devions penser aisément que les gens qui écrivent contre nous, sur des matières qui intéressent tous les hommes, y sont déterminés par la force de la charité chrétienne ; cependant, comme la nature de cette vertu est de ne pouvoir guère se cacher, qu’elle se montre en nous malgré nous, et qu’elle éclate et brille de toutes parts ; s’il arrivoit que, dans deux écrits faits contre la même personne, coup sur coup, on n’y trouvât aucune trace de cette charité, qu’elle n’y parût dans aucune phrase, dans aucun tour, aucune parole, aucune expression, celui qui auroit écrit de pareils ouvrages auroit un juste sujet de craindre de n’y avoir pas été porté par la charité chrétienne.