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DE L’ESPRIT DES LOIS.


dans ce cas-ci. Il est vrai que l’auteur a appelé Bayle un grand homme ; mais il a censuré ses opinions : s’il les a censurées, il ne les admet pas. Et puisqu’il a combattu ses opinions, il ne l’appelle pas un grand homme à cause de ses opinions. Tout le monde sait que Bayle avoit un grand esprit, dont il a abusé ; mais cet esprit dont il a abusé, il l’avoit. L’auteur a combattu ses sophismes, et il plaint ses égarements. Je n’aime point les gens qui renversent les lois de leur patrie ; mais j’aurois de la peine à croire que César et Cromwel fussent de petits esprits. Je n’aime point les conquérants ; mais on ne pourra guère me persuader qu’Alexandre et Gengiskan aient été des génies communs. Il n’auroit pas fallu beaucoup d’esprit à l’auteur pour dire que Bayle étoit un homme abominable ; mais il y a apparence qu’il n’aime point à dire des injures, soit qu’il tienne cette disposition de la nature, soit qu’il l’ait reçue de son éducation. J’ai lieu de croire que, s’il prenoit la plume, il n’en diroit pas même à ceux qui ont cherché à lui faire un des plus grands maux qu’un homme puisse faire à un homme, en travaillant à le rendre odieux à tous ceux qui ne le connoissent pas, et suspect à tous ceux qui le connoissent.

De plus, j’ai remarqué que les déclamations des hommes furieux ne font guère d’impression que sur ceux qui sont furieux eux-mêmes. La plupart des lecteurs sont des gens modérés ; on ne prend guère un livre que lorsqu’on est de sang-froid ; les gens raisonnables aiment les raisons. Quand l’auteur auroit dit mille injures à Bayle, il n’en seroit résulté, ni que Bayle eût bien raisonné, ni que Bayle eût mal raisonné ; tout ce qu’on auroit pu conclure auroit été que l’auteur savoit dire des injures.