Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t4.djvu/183

Cette page n’a pas encore été corrigée
167
LIVRE XIV, CHAP. XI.


nous porte au désir de voir cesser cette douleur : le poids de la vie est un mal qui n’a point de lieu particulier, et qui nous porte au désir de voir finir cette vie.

Il est clair que les lois civiles de quelques pays ont eu des raisons pour flétrir l’homicide de soi-même [1] ; mais, en Angleterre, on ne peut pas plus le punir qu’on ne punit les effets de la démence [2].

  1. Ces raisons n'ont jamais été raisonnables. Comment punir un cadavre insensible ? La mort nous soustrait à l’empire des lois humaines. Flétrir la mémoire, confisquer les biens, ce n’est pas punir celui qui s’est tué, c’est punir la femme, les enfants, la famille, c’est-à-dire des innocents.
  2. Les Anglais appellent cette maladie spleen, qu’ils prononcent splin ce mot signifie la rate. Nos dames autrefois étaient malades de la rate. Molière, dans l'Amour médecin, acte III, scène VIII, a fait dire à des bouffons :

    Veut-on qu’on rabatte
    Par des moyens doux
    Les vapeurs de rate
    Qui nous minent tous,
    Qu’on laisse Hippocrate
    Et qu’on vienne à nous

    .

    Nos Parisiennes étaient donc tourmentées de la rate ; à présent elles sont affligées de vapeurs : et en aucun cas elles ne se tuaient. Les Anglais ont le splin ou la splin, et se tuent par humeur. Ils s’en vantent, car quiconque se pend à Londres, ou se noie, ou se tire un coup de pistolet, est mis dans la gazette,

    ... Ils prétendent à l’honneur exclusif de se tuer. Mais si l’on voulait rabattre cet orgueil, on leur prouverait que dans la seule année 1764, on a compté à Paris plus de cinquante personnes qui se sont donné la mort. On leur dirait que chaque année il y a douze suicides dans Genève qui ne contient que vingt mille âmes, tandis que les gazettes ne comptent pas plus de suicides à Londres, qui renferme environ sept cent mille spleen ou splin.

    Les climats n'ont guère changé depuis que Romulus et Remua curent une louve pour nourrice. Cependant pourquoi, si vous en exceptez [le poëte] Lucrèce, dont l’histoire n’est pas bien avérée, aucun Romain de marque n'a-t-il eu une assez forte spleen pour attenter à sa vie ? Et pourquoi, ensuite, dans l’espace de si peu d’années, Caton d’Utique, Brutus, Cassius, Antoine et tant d’autres donnèrent-ils cet exemple au monde ? N’y a-t-il pas quelque autre raison que le climat qui rendit ces suicides si communs ? (VOLTAIRE.)

    _____________