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DE L’ESPRIT DES LOIS.


faites par le suffrage de six mille citoyens. Ils se rapportent à ces lois qu’on faisoit à Rome contre des citoyens particulière, et qu’on appeloit privilèges [1]. Elles ne se faisoient que dans les grands États du peuple [2]. Mais, de quelque manière que le peuple les donne, Cicéron veut qu’on les abolisse, parce que la force de la loi ne consiste qu’en ce qu’elle statue sur tout le monde [3]. J’avoue pourtant que l’usage des peuples les plus libres qui aient jamais été sur la terre me fait croire qu’il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté, comme l’on cache les statues des dieux [4].

  1. De privis hominibus latœ. Cicéron, de leg., liv. III, c. XIX. (M.)
  2. C’est-à-dire dans les comices centuries, Sup., XI, XVIII.
  3. Scitum est jussum in omnes. Cicéron, ibid. (M.)
  4. « Voilà jusqu’où l'anglomanie a conduit ce grand homme ! » s'écrie Destutt de Tracy. Il a raison : l’exemple de l'Angleterre ne peut prévaloir contre l'expérience des peuples libres. On doit regretter que Montesquieu ait écrit cette phrase dont on a singulièrement abusé dans nos discordes civiles. Il y a toujours une classe de gens qui ne cherche que des arguments pour le pouvoir absolu dans les passages où les amis de la liberté se sont plaints de crimes qu’on commet en son nom. Ici l'erreur de Montesquieu est complète. Non, il n'est pas vrai que jamais la proscription soit légitime. Dans les situations les plus difficiles, on peut se défendre par de justes lois et des jugements réguliers. Au fond, on ne voile pas la liberté, on la viole, et, en la violant, on la tue.
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