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ANALYSE


de vue le plus général, c’est-à-dire sous celui qui est uniquement relatif à leur nature et à leur principe. Envisagés de cette manière, les États ne peuvent avoir d’autres rapports que celui de se défendre ou d’attaquer. Les républiques devant, par leur nature, renfermer un petit État, elles ne peuvent se défendre sans alliance ; mais c’est avec des républiques qu’elles doivent s’allier. La force défensive de la monarchie consiste principalement à avoir des frontières hors d’insulte. Les États ont, comme les hommes, le droit d’attaquer pour leur propre conservation : du droit de la guerre dérive celui de conquête ; droit nécessaire, légitime et malheureux, « qui laisse toujours à payer une dette immense pour s’acquitter envers la nature humaine », et dont la loi générale est de faire aux vaincus le moins de mal qu’il est possible. Les républiques peuvent moins conquérir que les monarchies : des conquêtes immenses supposent le despotisme, ou rassurent. Un des grands principes de l’esprit de conquête doit être de rendre meilleure, autant qu’il est possible, la condition du peuple conquis : c’est satisfaire tout à la fois la loi naturelle et la maxime d’État. Rien n’est plus beau que le traité de paix de Gélon avec les Carthaginois, par lequel il leur défendit d’immoler à l’avenir leurs propres enfants. Les Espagnols, en conquérant le Pérou, auroient dû obliger de même les habitants à ne plus immoler des hommes à leurs dieux ; mais ils crurent plus avantageux d’immoler ces peuples mêmes. Ils n’eurent plus pour conquête qu’un vaste désert ; ils furent forcés à dépeupler leur pays, et s’affoiblirent pour toujours par leur propre victoire. On peut être obligé quelquefois de changer les lois du peuple vaincu ; rien ne peut jamais obliger de lui ôter ses mœurs, ou même ses coutumes, qui sont souvent toutes ses mœurs. Mais le moyen le plus sûr de conserver une conquête, c’est de mettre, s’il est possible, le peuple vaincu au niveau du peuple conquérant, de lui accorder les mêmes droits et les mêmes privilèges : c’est ainsi qu’en ont souvent usé les Romains ; c’est ainsi surtout qu’en usa César à l’égard des Gaulois.