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LE TEMPLE DE GNIDE.


Tant de moments heureux avant la jouissance,
Ces sources de bonheur manquent à Sybaris.

Si du moins sur leur front on voyait se répandre
Cette faible pudeur, ombre de la vertu !
Mais, hélas ! c’est un fard qui leur est inconnu :
L’œil est fait à tout voir, l’oreille à tout entendre.

Loin que la volupté les rende délicats,
A distinguer leurs goûts ils ne parviennent pas.
Dans une gaîté fausse, ils s’occupent de vivre ;
Usés par l’inconstance, ils se lassent de tout ;
Ils laissent un plaisir qui cause leur dégoût,
Pour s’ennuyer encor du plaisir qui va suivre.
L’âme froide au bonheur est de feu pour les maux :
La plus légère peine et l’éveille et l’agite.
Une rose pliée au lit d’un Sybarite,
Pendant toute une nuit le priva de repos.

Le poids de leur parure accable leur paresse :
Le mouvement d’un char les fait évanouir :
Leur cœur est si flétri, qu’il ne peut plus jouir,
Et que dans les festins il leur manque sans cesse.

Sur des lits de duvet qu’ils couronnent de fleurs,
Ils passent une vie uniforme et tranquille :
Leur corps, pendant le jour, y demeure immobile.
Ils sont exténués, s’ils vont languir ailleurs.
Enfin le Sybarite, esclave et fait pour l’être,
Fatigué d’une armure, effrayé du danger,
Tremblant dans son pays et devant l’étranger,
Comme un troupeau servile, attend le premier maître.

Dès que je sus penser, je méprisai ces lieux ;
Car la vertu m’est chère, et j’honore les dieux.
Ah ! disais-je, fuyons une terre ennemie ;
D’un air contagieux je crains de m’infecter.
Que ces enfants du luxe habitent leur patrie !