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LE TEMPLE DE GNIDE.


ment les ténèbres et la lumière ! Thémire, la cruelle Thémire, m’agite comme les furies. Qui l’eût cru, que mon bonheur seroit de l’oublier pour jamais !

Un accès de fureur me reprit : Ami, m’écriai-je, lève-toi. Allons exterminer les troupeaux qui paissent dans cette prairie : poursuivons ces bergers dont les amours sont si paisibles. Mais non : je vois de loin un temple ; c’est peut-être celui de l’Amour : allons le détruire, allons briser sa statue, et lui rendre nos fureurs redoutables. Nous courûmes, et il sembloit que l’ardeur de commettre un crime nous donnât des forces nouvelles : nous traversâmes les bois, les prés, les guérets ; nous ne fûmes pas arrêtés un instant : une colline s’élevoit en vain, nous y montâmes : nous entrâmes dans le temple : il étoit consacré à Bacchus. Que la puissance des dieux est grande ! Notre fureur fut aussitôt calmée. Nous nous regardâmes, et nous vîmes avec surprise le désordre où nous étions.

Grand Dieu ! m’écriai-je, je te rends moins grâces d’avoir apaisé ma fureur, que de m’avoir épargné un grand crime. Et m’approchant de la prêtresse : Nous sommes aimés du Dieu que vous servez ; il vient de calmer les transports dont nous étions agités ; à peine sommes-nous entrés dans ce lieu, que nous avons senti sa faveur présente. Nous voulons lui faire un sacrifice : daignez l’offrir pour nous, divine prêtresse. J’allai chercher une victime, et je l’apportai à ses pieds.

Pendant que la prêtresse se préparoit à donner le coup mortel, Aristée prononça ces paroles : Divin Bacchus, tu aimes à voir la joie sur le visage des hommes ; nos plaisirs sont un culte pour toi ; et tu ne veux être adoré que par les mortels les plus heureux.

Quelquefois tu égares doucement notre raison : mais,