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LE TEMPLE DE GNIDE.


déjà, sans que je l’eusse senti, il s’étoit glissé dans mon cœur. Je restai un moment comme stupide ; mais, dès que le poison se fut répandu dans mes veines, je crus être au milieu des enfers : mon âme fut embrasée ; et, dans sa violence, tout mon corps la contenoit à peine : j’étois si agité, qu’il me sembloit que je tournois sous le fouet des Furies. Nous nous abandonnâmes à nos transports[1] ; nous fîmes cent fois le tour de cet antre épouvantable : nous allions de la Jalousie à la Fureur, et de la Fureur à la Jalousie : nous criions, Thémire ! nous criions, Camille ! Si Thémire ou Camille étoient venues, nous les aurions déchirées de nos propres mains.

Enfin, nous trouvâmes la lumière du jour ; elle nous parut importune, et nous regrettâmes presque l’antre affreux que nous avions quitté. Nous tombâmes de lassitude ; et ce repos même nous parut insupportable. Nos yeux nous refusèrent des larmes, et notre cœur ne put plus former de soupirs[2].

Je fus pourtant un moment tranquille : le sommeil commençoit à verser sur moi ses doux pavots. O dieux ! ce sommeil même devint cruel. J’y voyois des images plus terribles pour moi que les pâles ombres : je me réveillois, à chaque instant, sur une infidélité de Thémire ; je la voyois… Non, je n’ose encore le dire ; et ce que j’imaginois seulement pendant la veille, je le trouvois réel dans les horreurs de cet affreux sommeil.

Il faudra donc, dis-je en me levant, que je fuie égale-

  1. A. Enfin je m’abandonnai ; nous fîmes, etc.
  2. Colardeau :


    Hélas ! notre repos fut lui-même un supplice !
    Nos yeux secs et brûlants nous refusent des pleurs,
    Nul soupir échappé ne soulage nos cœurs.