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LE TEMPLE DE GNIDE.


fatigués : ils sont brisés, quand ils vont languir ailleurs.

Incapables de porter le poids des armes, timides devant leurs concitoyens, lâches devant les étrangers, ils sont des esclaves tout prêts pour le premier maître.

Dès que je sus penser, j’eus du dégoût pour la malheureuse Sybaris. J’aime la vertu ; et j’ai toujours craint les dieux immortels. Non, disois-je, je ne respirerai pas plus longtemps cet air empoisonné : tous ces esclaves de la mollesse sont faits pour vivre dans leur patrie, et moi pour la quitter.

J’allai, pour la dernière fois, au temple ; et, m’approchant des autels où mon père avoit tant de fois sacrifié : Grande Déesse, dis-je à haute voix, j’abandonne ton temple, et non pas ton culte ; en quelque lieu de la terre que je sois, je ferai fumer pour toi de l’encens ; mais il sera plus pur que celui qu’on t’offre à Sybaris.

Je partis, et j’arrivai en Crète. Cette île est toute pleine de monuments de la fureur de l’Amour. On y voit le taureau d’airain, ouvrage de Dédale, pour tromper ou pour satisfaire les égarements de Pasiphaé ; le labyrinthe, dont l’Amour seul sut éluder l’artifice ; le tombeau de Phèdre, qui étonna le Soleil, comme avoit fait sa mère ; et le temple d’Ariane, qui, désolée dans les déserts, abandonnée par un ingrat, ne se repentoit pas encore de l’avoir suivi.

On y voit le palais d’Idoménée, dont le retour ne fut pas plus heureux que celui des autres capitaines grecs : car ceux qui échappèrent aux dangers d’un élément colère trouvèrent leur maison plus funeste encore. Vénus irritée leur fit embrasser des épouses perfides ; et ils moururent de la main qu’ils croyoient la plus chère.

Je quittai cette île, si odieuse à une déesse qui devoit faire quelque jour la félicité de ma vie.