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ARSACE ET ISMÉNIE.


quérir des lumières que de grandes lumières, plutôt des connaissances pratiques que des connaissances abstraites, plutôt un certain discernement pour connaître les hommes que la capacité de les former.

Qu’on apprenait à connaître les hommes en se communiquant à eux, comme on apprend toute autre chose. Qu’il est très-incommode pour les défauts et pour les vices de se cacher toujours. Que la plupart des hommes ont une enveloppe ; mais qu’elle tient et serre si peu, qu’il est très-difficile que quelque côté ne vienne à se découvrir.

Arsace ne parlait jamais des affaires qu’il pouvait avoir avec les étrangers ; mais il aimait à s’entretenir de celles de l’intérieur de son royaume, parce que c’était le seul moyen de le bien connaître ; et là-dessus il disait qu’un bon prince devait être secret, mais qu’il pouvait quelquefois l’être trop.

Il disait qu’il sentait en lui-même qu’il était un bon roi ; qu’il était doux, affable, humain ; qu’il aimait la gloire, qu’il aimait ses sujets ; que cependant, si, avec ces belles qualités, il ne s’était gravé dans l’esprit les grands principes de gouvernement, il serait arrivé la chose du monde la plus triste, que ses sujets auraient eu un bon roi, et qu’ils auraient peu joui de ce bonheur, et que ce beau présent de la Providence aurait été en quelque sorte inutile pour eux.

Celui qui croit trouver le bonheur sur le trône se trompe, disait Arsace : on n’y a que le bonheur qu’on y a porté, et souvent même on y risque ce bonheur que l’on a porté. Si donc les dieux, ajoutait-il, n’ont pas fait le commandement pour le bonheur de ceux qui commandent, il faut qu’ils l’aient fait pour le bonheur de ceux qui obéissent.