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ARSACE ET ISMÉNIE.


donner la mort dans le sommeil où elle était ensevelie. Je pris mon épée, je courus, j’entrai dans sa chambre, j’ouvris les rideaux ; je reculai d’horreur, et tous mes sens se glacèrent. Une nouvelle rage me saisit : je voulus aller me jeter au milieu de ces satellites, et immoler tout ce qui se présenterait à moi. Mon esprit s’ouvrit pour un dessein plus suivi, et je me calmai. Je résolus de prendre les habits que j’avais eus il y avait quelques mois, de monter, sous le nom d’Ardasire, dans la litière que le tyran lui avait destinée, de me faire mener à lui. Outre que je ne voyais point d’autre ressource, je sentais en moi-même du plaisir à faire une action de courage sous les mêmes habits avec lesquels l’aveugle amour avait auparavant avili mon sexe.

J’exécutai tout de sang-froid. J’ordonnai que l’on cachât à Ardasire le péril que je courais, et que, sitôt que je serais parti, on la fit sauver dans un autre pays. Je pris avec moi un esclave dont je connaissais le courage, et je me livrai aux femmes et aux eunuques que le tyran avait envoyés. Je ne restai pas deux jours en chemin, et, quand j’arrivai, la nuit était déjà avancée. Le tyran donnait un festin à ses femmes et à ses courtisans dans une salle de ses jardins. Il était dans cette gaîté stupide que donne la débauche lorsqu’elle a été portée à l’excès. Il ordonna que l’on me fît venir. J’entrai dans la salle du festin : il me fit mettre auprès de lui, et je sus cacher ma fureur et le désordre de mon âme. J’étais comme incertain dans mes souhaits. Je voulais attirer les regards du tyran, et, quand il les tournait vers moi, je sentais redoubler ma rage. Parce qu’il me croit Ardasire, disais-je en moi-même, il ose m’aimer. Il me semblait que je voyais multiplier ses outrages, et qu’il avait trouvé mille manières d’offenser mon amour. Cependant j’étais prêt à jouir de la plus