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ARSACE ET ISMÉNIE.

Grands dieux ! dis-je en moi-même, il m’est donc impossible de m’appauvrir !

Nous voulûmes tenter le génie, et nous lui demandâmes une somme immense. Il nous fit bien voir que nos vœux étaient indiscrets. Nous trouvâmes, quelques jours après, sur la table, la plus petite somme que nous eussions encore reçue. Nous ne pûmes, en la voyant, nous empêcher de rire. Le génie nous joue, dit Ardasire. Ah ! m’écriai-je, les dieux sont de bons dispensateurs : la médiocrité qu’ils nous accordent vaut bien mieux que les trésors qu’ils nous refusent.

Nous n’avions aucune des passions tristes. L’aveugle ambition, la soif d’acquérir, l’envie de dominer, semblaient s’éloigner de nous, et être les passions d’un autre univers. Ces sortes de biens ne sont faits que pour entrer dans le vide des âmes que la nature n’a point remplies. Ils n’ont été imaginés que par ceux qui se sont trouvés incapables de bien sentir les autres.

Je vous ai déjà dit que nous étions adorés de cette petite nation qui formait notre maison. Nous nous aimions, Ardasire et moi ; et sans doute que l’effet naturel de l’amour est de rendre heureux ceux qui s’aiment. Mais cette bienveillance générale que nous trouvons dans tous ceux qui sont autour de nous peut rendre plus heureux que l’amour même. Il est impossible que ceux qui ont le cœur bien fait ne se plaisent au milieu de cette bienveillance générale. Étrange effet de la nature ! l’homme n’est jamais si peu à lui que lorsqu’il paraît l’être davantage. Le cœur n’est jamais le cœur que quand il se donne, parce que ses jouissances sont hors de lui.

C’est ce qui fait que ces idées de grandeur, qui retirent toujours le cœur vers lui-même, trompent ceux qui