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ARSACE ET ISMÉNIE.

Ma chère Ardasire, lui dis-je, pourquoi me désespérez-vous ? Auriez-vous voulu que j’eusse été insensible à des charmes que j’ai toujours adorés ? Comptez que vous n’êtes pas d’accord avec vous-même. N’était-ce pas vous que j’aimais ? Ne sont-ce pas ces beautés qui m’ont toujours charmé ? Ah ! dit-elle, vous auriez aimé une autre que moi. Je n’aurais point, lui dis-je, aimé une autre que vous. Tout ce qui n’aurait point été vous m’aurait déplu. Qu’eût-ce été, lorsque je n’aurais point vu cet adorable visage, que je n’aurais pas entendu cette voix, que je n’aurais pas trouvé ces yeux ? Mais, de grâce, ne me désespérez pas ; songez que, de toutes les infidélités que l’on peut faire, j’ai sans doute commis la moindre.

Je connus à la langueur de ses yeux qu’elle n’était plus irritée ; je le connus à sa voix mourante. Je la tins dans mes bras. Qu’on est heureux quand on tient dans ses bras ce que l’on aime ! Comment exprimer ce bonheur, dont l’excès n’est que pour les vrais amants ; lorsque l’amour renaît après lui-même, lorsque tout promet, que tout demande, que tout obéit ; lorsqu’on sent qu’on a tout, et que l’on sent que l’on n’a pas assez ; lorsque l’âme semble s’abandonner et se porter au delà de la nature même ?

Ardasire, revenue à elle, me dit : Mon cher Arsace, l’amour que j’ai eu pour vous m’a fait faire des choses bien extraordinaires. Mais un amour bien violent n’a de règle ni de loi. On ne le connaît guère, si l’on ne met ses caprices au nombre de ses plus grands plaisirs. Au nom des dieux, ne me quitte plus. Que peut-il te manquer ? Tu es heureux si tu m’aimes. Tu es sûr que jamais mortel n’a été tant aimé. Dis-moi, promets-moi, jure-moi que tu resteras ici.