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ARSACE ET ISMÉNIE.


même. Déjà j’avais porté mes mains sur son sein ; elles couraient rapidement partout ; l’amour ne se montrait que par sa fureur ; il se précipitait à la victoire ; un moment de plus, et Ardasire ne pouvait pas se défendre ; lorsque tout à coup elle fit un effort ; elle fut secourue, elle se déroba de moi, et je la perdis.

Je retournai dans mon appartement, surpris moi-même de mon inconstance. Le lendemain on entra dans ma chambre, on me rendit les habits de mon sexe, et le soir on me mena chez celle dont l’idée m’enchantait encore. J’approchai d’elle, je me mis à ses genoux, et, transporté d’amour, je parlai de mon bonheur, je me plaignis de mes propres refus ; je demandai, je promis, j’exigeai, j’osai tout dire, je voulus tout voir ; j’allais tout entreprendre. Mais je trouvai un changement étrange ; elle me parut glacée et, lorsqu’elle m’eut assez découragé, qu’elle eut joui de tout mon embarras, elle me parla, et j’entendis sa voix pour la première fois : Ne voulez-vous point voir le visage de celle que vous aimez ?… Ce son de voix me frappa ; je restai immobile ; j’espérai que ce serait Ardasire, et je le craignis. Découvrez ce bandeau, me dit-elle. Je le fis, et je vis le visage d’Ardasire. Je voulus parler, et ma voix s’arrêta. L’amour, la surprise, la joie, la honte, toutes les passions me saisirent tour à tour. Vous êtes Ardasire, lui dis-je ? Oui, perfide, répondit-elle, je la suis. Ardasire, lui dis-je d’une voix entrecoupée, pourquoi vous jouez-vous ainsi d’un malheureux amour ? Je voulus l’embrasser. Seigneur, dit-elle, je suis à vous. Hélas ! j’avais espéré de vous revoir plus fidèle. Contentez-vous de commander ici. Punissez-moi, si vous voulez, de ce que j’ai fait… Arsace, ajouta-t-elle en pleurant, vous ne le méritiez pas.