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ARSACE ET ISMÉNIE.


rêter que celui dont on doit partir. Il semble que les engagements que les autres prennent pour nous soient plus forts que ceux que nous prenons nous-mêmes. Quand j’étais en Médie, disais-je, il fallait que je m’abaissasse, et que je cachasse avec plus de soin mes vertus que mes vices. Si je n’étais pas esclave de la cour, je l’étais de sa jalousie. Mais à présent que je me vois maître de moi, que je suis indépendant, parce que je suis sans patrie, libre au milieu des forêts comme les lions, je commencerai à avoir une âme commune si je reste un homme commun.

Je m’accoutumai peu à peu à ces idées. Il est attaché à la nature qu’à mesure que nous sommes heureux nous voulons l’être davantage. Dans la félicité même il y a des impatiences. C’est que, comme notre esprit est une suite d’idées, notre cœur est une suite de désirs. Quand nous sentons que notre bonheur ne peut plus s’augmenter, nous voulons lui donner une modification nouvelle. Quelquefois mon ambition était irritée par mon amour même : j’espérais que je serais plus digne d’Ardasire, et, malgré ses prières, malgré ses larmes, je la quittai.

Je ne vous dirai point l’affreuse violence que je me fis. Je fus cent fois sur le point de revenir. Je voulais m’aller jeter aux genoux d’Ardasire ; mais la honte de me démentir, la certitude que je n’aurais plus la force de me séparer d’elle, l’habitude que j’avais prise de commander à mon cœur des choses difficiles, tout cela me fit continuer mon chemin.

Je fus reçu du roi avec toutes sortes de distinctions. A peine eus-je le temps de m’apercevoir que je fusse étranger. J’étais de toutes les parties de plaisir : il me préféra à tous ceux de mon âge ; et il n’y eut point de