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ARSACE ET ISMÉNIE.


elle aurait trouvé du plaisir à mourir à mes yeux ; elle n’avait point douté que je ne fusse attendri. Quand j’étais dans ses bras, disait-elle, quand elle me proposa de quitter ma patrie, elle était déjà sûre de moi.

Ardasire n’avait jamais été si heureuse ; elle était charmée. Nous ne vivions point dans le faste de la Médie ; mais nos mœurs étaient plus douces. Elle voyait dans tout ce que nous avions perdu, les grands sacrifices que je lui avais faits. Elle était seule avec moi. Dans les sérails, dans ces lieux de délices, on trouve toujours l’idée d’une rivale ; et lorsqu’on y jouit de ce qu’on aime, plus on aime, et plus on est alarmé.

Mais Ardasire n’avait aucune défiance ; le cœur était assuré du cœur. Il semble qu’un tel amour donne un air riant à tout ce qui nous entoure ; et que, parce qu’un objet nous plaît, il ordonne à toute la nature de nous plaire ; il semble qu’un tel amour soit cette enfance aimable, devant qui tout se joue, et qui sourit toujours.

Je sens une espèce de douceur à vous parler de cet heureux temps de notre vie. Quelquefois je perdais Ardasire dans les bois, et je la retrouvais aux accents de sa voix charmante. Elle se parait des fleurs que je cueillais ; je me parais de celles qu’elle avait cueillies. Le chant des oiseaux, le murmure des fontaines, les danses et les concerts de nos jeunes esclaves, une douceur partout répandue, étaient des témoignages continuels de notre bonheur.

Tantôt Ardasire était une bergère qui, sans parure et sans ornements, se montrait à moi avec sa naïveté naturelle ; tantôt je la voyais telle qu’elle était lorsque j’étais enchanté dans le sérail de Médie.

Ardasire occupait ses femmes à des ouvrages charmants : elles filaient la laine d’Hyrcanie ; elles employaient