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ARSACE ET ISMÉNIE.


me rassurait. Ce n’est point ici, disais-je à Ardasire, que les eunuques de la princesse et les gardes du roi de Médie viendront nous chercher. Mais enfin, les bêtes féroces se multiplièrent tellement, que je commençai à craindre. Je faisais tomber à coups de flèches celles qui s’approchaient trop près de nous ; car, au lieu de me charger des choses nécessaires à la vie, je m’étais muni d’armes qui pouvaient partout me les procurer. Pressé de toutes parts, je fis du feu avec des cailloux, j’allumai du bois sec ; je passais la nuit auprès de ces feux, et je faisais du bruit avec mes armes. Quelquefois je mettais le feu aux forêts, et je chassais devant moi ces bêtes intimidées. J’entrai dans un pays plus ouvert, et j’admirai ce vaste silence de la nature. Il me représentait ce temps où les dieux naquirent, et où la beauté parut la première : l’amour l’échauffa, et tout fut animé.

Enfin, nous sortîmes de la Médie. Ce fut dans une cabane de pasteurs que je me crus le maître du monde, et que je pus dire que j’étais à Ardasire, et qu’Ardasire était à moi.

Nous arrivâmes dans la Margiane ; nos esclaves nous y rejoignirent. Là, nous vécûmes à la campagne, loin du monde et du bruit. Charmés l’un de l’autre, nous nous entretenions de nos plaisirs présents et de nos peines passées.

Ardasire me racontait quels avaient été ses sentiments dans tout le temps qu’on nous avait arrachés l’un à l’autre, ses jalousies pendant qu’elle crut que je ne l’aimais plus, sa douleur quand elle vit que je l’aimais encore, sa fureur contre une loi barbare, sa colère contre moi, qui m’y soumettais. Elle avait d’abord formé le dessein d’immoler la princesse ; elle avait rejeté cette idée :