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ARSACE ET ISMÉNIE.


mais Ardasire, qui avait gagné un de mes eunuques, mit une esclave de sa taille et de son air sous ses voiles et ses habits, et se cacha dans un lieu secret. Elle avait fait entendre à l’eunuque qu’elle voulait se retirer parmi les prêtresses des dieux.

Ardasire avait l’âme trop haute pour qu’une loi, qui, sans aucun sujet, privait de leur état des femmes légitimes, pût lui paraître faite pour elle. L’abus du pouvoir ne lui faisait point respecter le pouvoir. Elle appelait de cette tyrannie à la nature, et de son impuissance à son désespoir.

La cérémonie du mariage se fit dans le palais. Je menai la princesse dans ma maison. Là, les concerts, les danses, les festins, tout parut exprimer une joie que mon cœur était bien éloigné de sentir.

La nuit étant venue, toute la cour nous quitta. Les eunuques conduisirent la princesse dans son appartement : hélas ! c’était celui où j’avais fait tant de serments à Ardasire. Je me retirai dans le mien plein de rage et de désespoir.

Le moment fixé pour l’hymen arriva. J’entrai dans ce corridor, presque inconnu dans ma maison même, par où l’amour m’avait conduit tant de fois. Je marchais dans les ténèbres, seul, triste, pensif, quand tout à coup un flambeau fut découvert. Ardasire, un poignard à la main, parut devant moi. Arsace, dit-elle, allez dire à votre nouvelle épouse que je meurs ici ; dites-lui que j’ai disputé votre cœur jusqu’au dernier soupir. Elle allait se frapper ; j’arrêtai sa main. Ardasire, m’écriai-je, quel affreux spectacle veux-tu me donner !… et lui ouvrant mes bras : Commence par frapper celui qui a cédé le premier à une loi barbare. Je la vis pâlir, et le poignard lui tomba des mains. Je l'em-