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LYSIMAQUE.

On me mena dans la carrière. Il y avoit autour de moi un peuple immense qui venoit être témoin de mon courage ou de ma frayeur. On me lâcha un lion. J’avois plié mon manteau autour de mon bras : je lui présentai ce bras : il voulut le dévorer ; je lui saisis la langue, la lui arrachai, et le jettai à mes pieds[1].

Alexandre aimoit naturellement les actions courageuses : il admira ma résolution ; et ce moment fut celui du retour de sa grande âme.

Il me fit appeler ; et me tendant la main : « Lysimaque, me dit-il, je te rends mon amitié, rends-moi la tienne. Ma colère n’a servi qu’à te faire faire une action qui manque à la vie d’Alexandre. »

Je reçus les grâces du roi ; j’adorai les décrets des dieux ; et j’attendois leurs promesses, sans les rechercher ni les fuir. Alexandre mourut, et toutes les nations furent sans maître. Les fils du roi étoient dans l’enfance ; son frère Aridée n’en étoit jamais sorti ; Olympias n’avoit que la hardiesse des âmes foibles, et tout ce qui étoit cruauté étoit pour elle du courage : Roxane, Eurydice, Statyre, étoient perdues dans la douleur. Tout le monde, dans le palais, savoit gémir ; et personne ne savoit régner. Les capitaines d’Alexandre levèrent donc les yeux sur son trône ; mais l’ambition de chacun fut contenue par l’ambition de tous. Nous partageâmes l’empire ; et chacun de nous crut avoir partagé le prix de ses fatigues.

  1. La force de Lysimaque nous est attestée par une épigramme anonyme de l’anthologie de Planude.
    Sur un buste du roi Lysimaque.

    « Tu vois dans cette image une chevelure épaisse, un air d’audace, des sourcils effrayants ; cherche aussi la peau du lion. Si tu la trouves, c’est Hercule ; sinon c’est Lysimaque. »