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AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.


paraîtrait pas tout entier, si l’on oubliait un de ces précieux fragments où l’homme supérieur révèle d’autant mieux sa force qu’il l’a concentré sur un espace plus borné. Montesquieu ne serait pas le peintre de l’antiquité le plus énergique et le plus vrai, s’il n’avait point retracé cette philosophie stoïcienne, la plus haute conception de l’esprit humain, et, parmi les erreurs populaires du paganisme, la seule et véritable religion des grandes âmes. Quand on aura lu l’hymne sublime que Cléanthe le stoïcien adressait à la divinité adorée sous tant de noms divers, au créateur, qui a tout fait dans le monde, excepté le mal qui sort du cœur du méchant ; quand on aura médité dans Platon la résignation du juste condamné ; quand on saura par cœur les pensées d’Épictète et le règne de Marc-Aurèle, on devra s’étonner encore du langage retrouvé par Montesquieu dans l’épisode de Lysimaque. Ce spiritualisme altier, ce mépris de la terre, cet orgueil et cette joie de la douleur qui rendaient les âmes invincibles, qui les rendaient heureuses ; toutes les grandeurs morales luttant contre la puissance, la cruauté d’Alexandre ; Lysimaque, que les dieux préparent pour consoler la terre ; quelle vérité historique, quelle éloquence sans modèle, quels acteurs, et quel intérêt ! Quelques pages ont suffi pour tout dire et tout peindre.[1] »


Qu’on ne s’étonne pas du goût que Montesquieu avait pour les stoïciens. Chacun de nous ici-bas se fait un idéal de vertu et de grandeur morale. Cet idéal pour l’auteur de Lysimaque, c’était le stoïcisme[2] ; il en admirait tout, jusqu’à ce mépris de la vie qui mène au suicide. Fort injuste pour le christianisme dans les Lettres persanes, Montesquieu est revenu à une plus juste estime de la religion ; mais Antonin, mais Marc-Aurèle, mais Julien lui-même, ont toujours été à ses yeux les princes les plus dignes de gouverner les hommes. Il n’a jamais pu se faire à cette histoire de la décadence romaine, histoire remplie par les querelles de l’Église et de l’État, par les persécutions des lettres, de la philosophie, de la libre pensée ; il regardait toutes ces disputes théologiques comme le déshonneur d’une nation. De là son goût pour la liberté romaine et pour la philosophie de la Grèce. Sa patrie ce n’était pas Constantinople, c’était Rome, c’était Athènes dans ses beaux jours. « J’ai eu toute ma vie, disait-il, un goût décidé pour les ouvrages des anciens ; j’ai admiré plusieurs critiques faites contre eux, mais j’ai toujours admiré les anciens. J’ai étudié mon goût, et j’ai examiné si ce n’était point un de ces

  1. Villemain, Éloge de Montesquieu.
  2. Esprit des lois, XXIV, I.