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DIALOGUE DE SYLLA ET D'EUCRATE.


l’univers, de l’excès de ce mépris pour tous les autres.

J’ai cru qu’étant sur la terre, il fallait que j’y fusse libre. Si j’étais né chez les Barbares, j’aurais moins cherché à usurper le trône pour commander que pour ne pas obéir. Né dans une république, j’ai obtenu la gloire des conquérants, en ne cherchant que celle des hommes libres.

Lorsqu’avec mes soldats je suis entré dans Rome, je ne respirais ni la fureur ni la vengeance. J’ai jugé sans haine, mais aussi sans pitié, les Romains étonnés. Vous étiez libres, ai-je dit ; et vous vouliez vivre esclaves ? Non. Mais mourez, et vous aurez l’avantage de mourir citoyens d’une ville libre.

J’ai cru qu’ôter la liberté à une ville dont j’étais citoyen, était le plus grand des crimes. J’ai puni ce crime-là ; et je ne me suis point embarrassé si je serais le bon ou le mauvais génie de la république. Cependant le gouvernement de nos pères a été rétabli ; le peuple a expié tous les affronts qu’il avait faits aux nobles : la crainte a suspendu les jalousies ; et Rome n’a jamais été si tranquille.

Vous voilà instruit de ce qui m’a déterminé à toutes les sanglantes tragédies que vous avez vues. Si j’avais vécu dans ces jours heureux de la république, où les citoyens, tranquilles dans leurs maisons, y rendaient aux dieux une âme libre, vous m’auriez vu passer ma vie dans cette retraite, que je n’ai obtenue que par tant de sang et de sueur.


Seigneur, lui dis-je, il est heureux que le ciel ait épargné au genre humain le nombre des hommes tels que vous. Nés pour la médiocrité, nous sommes accablés par