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DIALOGUE DE SYLLA ET D'EUCRATE.

Les dieux, qui ont donné à la plupart des hommes une lâche ambition, ont attaché à la liberté presque autant de malheurs qu’à la servitude. Mais, quel que doive être le prix de cette noble liberté, il faut bien le payer aux dieux.

La mer engloutit les vaisseaux, elle submerge des pays entiers ; et elle est pourtant utile aux humains.

La postérité jugera ce que Rome n’a pas encore osé examiner : elle trouvera peut-être que je n’ai pas versé assez de sang, et que tous les partisans de Marius n’ont pas été proscrits[1].


Il faut que je l’avoue[2] ; Sylla, vous m’étonnez. Quoi ! c’est pour le bien de votre patrie que vous avez versé tant de sang ? Et vous avez eu de l’attachement pour elle ?


Eucrate, me dit-il, je n’eus jamais cet amour dominant pour la patrie dont nous trouvons tant d’exemples dans les premiers temps de la république ; et j’aime autant Coriolan, qui porte la flamme et le fer jusqu’aux murailles de sa ville ingrate, qui fait repentir chaque citoyen de l’affront que lui a fait chaque citoyen, que celui qui chassa les Gaulois du Capitole. Je ne me suis jamais piqué d’être l’esclave ni l’idolâtre de la société de mes pareils ; et cet amour tant vanté est une passion trop populaire pour être compatible avec la hauteur de mon âme. Je me suis uniquement conduit par mes réflexions, et surtout par le mépris que j’ai eu pour les hommes. On peut juger, par la manière dont j’ai traité le seul grand peuple de

  1. « Proscripts. » (Édit. 1748.)
  2. Il faut que je vous l’avoue. (Édit. 1748.)