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DIALOGUE DE SYLLA ET D'EUCRATE.


mais aucun amour pour la gloire : je voyais bien que votre âme était haute ; mais je ne soupçonnais pas qu’elle fût grande : tout, dans votre vie, semblait me montrer un homme dévoré du désir de commander, et qui, plein des plus funestes passions, se chargeait, avec plaisir, de la honte, des remords et de la bassesse même attachés à la tyrannie. Car enfin, vous avez tout sacrifié à votre puissance ; vous vous êtes rendu redoutable à tous les Romains ; vous avez exercé, sans pitié, les fonctions de la plus terrible magistrature qui fût jamais. Le sénat ne vit qu’en tremblant un défenseur si impitoyable. Quelqu’un vous dit : Sylla, jusqu’à quand répandras-tu le sang romain ? Veux-tu ne commander qu’à des murailles ? Pour lors, vous publiâtes ces tables qui décidèrent de la vie et de la mort de chaque citoyen[1].


Et c’est tout le sang que j’ai versé qui m’a mis en état de faire la plus grande de toutes mes actions. Si j’avais gouverné les Romains avec douceur, quelle merveille, que l’ennui, que le dégoût, qu’un caprice m’eussent fait quitter le gouvernement ! Mais je me suis démis de la dictature dans le temps qu’il n’y avait pas un seul homme dans l’univers qui ne crût que la dictature était mon seul asile. J’ai paru devant les Romains, citoyen au milieu de mes concitoyens ; et j’ai osé leur dire : Je suis prêt à rendre compte de tout le sang que j’ai versé pour la république ; je répondrai à tous ceux qui viendront me demander leur père, leur fils ou leur frère. Tous les Romains se sont tus devant moi.

  1. Esprit des lois, VI, 15 ; XII, 16.