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DIALOGUE DE SYLLA ET D'EUCRATE.


choses. Je n’étais point fait pour gouverner tranquillement un peuple esclave. J’aime à remporter des victoires, à fonder ou détruire des États, à faire des ligues, à punir un usurpateur ; mais, pour ces minces détails de gouvernement où les génies médiocres ont tant d’avantages, cette lente exécution des lois, cette discipline d’une milice tranquille, mon âme ne saurait s’en occuper.


Il est singulier, lui dis-je, que vous ayez porté tant de délicatesse dans l’ambition. Nous avons bien vu des grands hommes[1] peu touchés du vain éclat et de la pompe qui entourent ceux qui gouvernent ; mais il y en a bien peu qui n’aient été sensibles au plaisir de gouverner et de faire rendre, à leur fantaisie, le respect qui n’est dû qu’aux lois.


Et moi, me dit-il, Eucrate, je n’ai jamais été si peu content que lorsque je me suis vu maître absolu dans Rome ; que j’ai regardé autour de moi, et que je n’ai trouvé ni rivaux ni ennemis.

J’ai cru qu’on dirait quelque jour que je n’avais châtié que des esclaves. Veux-tu, me suis-je dit, que dans ta patrie il n’y ait plus d’hommes qui puissent être touchés de ta gloire ? Et, puisque tu établis la tyrannie, ne vois-tu pas bien qu’il n’y aura point après toi de prince si lâche, que la flatterie ne t’égale et ne pare de ton nom, de tes titres et de tes vertus même ?


Seigneur, vous changez toutes mes idées, de la façon dont je vous vois agir. Je croyais que vous aviez de l’ambition,

  1. « De grands hommes. » (Édit. 1748).