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AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR.


qui naîtront d’un esclavage passager, mais une fois souffert. Que dire de cette éloquence extraordinaire, inusitée, qui tient à l’alliance de l’imagination et de la politique, et prodigue à la fois les pensées profondes et les saillies d’enthousiasme ; éloquence qui n’est pas celle de Pascal, ni celle de Bossuet, sublime cependant, et tout animée de ces passions républicaines, qui sont les plus éloquentes de toutes, parce qu’elles mêlent à la grandeur des sentiments la chaleur d’une faction ?

« Ces passions se confondent dans Sylla avec la fureur de la domination ; et de cet assemblage bizarre se forme ce sanguinaire et insolent mépris du genre humain qui respire dans le dialogue d’Eucrate et de Sylla. Jamais le dédain n’a été rendu plus éloquent ; il s’agit en effet d’un homme qui a dédaigné, et, pour ainsi dire, rejeté la servitude des Romains. Cette pensée, qui semble la plus haute que l’imagination puisse concevoir, est la première que Montesquieu fasse sortir de la bouche de Sylla, tant il est certain de surpasser encore l’étonnement qu’elle inspire. « Eucrate, dit Sylla, si je ne suis plus en spectacle à l’univers, c’est la faute des choses humaines qui ont des bornes et non pas la mienne. J’aime à remporter des victoires, à fonder ou à détruire des États, à punir un usurpateur ; mais pour ces minces détails de gouvernement, où les génies médiocres ont tant d’avantage, cette lente exécution des lois, cette discipline d’une milice tranquille, mon âme ne saurait s’en occuper. » L’âme de Sylla est déjà tout entière dans ces paroles ; et cette âme était plus atroce que grande. Peut-être Montesquieu a-t-il caché l’horreur du nom de Sylla sous le faste imposant de sa grandeur ; peut-être a-t-il trop secondé cette fatale et stupide illusion des hommes, qui leur fait admirer l’audace qui les écrase. Sylla paraît plus étonnant par les pensées que lui prête Montesquieu que par ses actions mêmes. Cette éloquence renouvelle, pour ainsi dire, dans les âmes la terreur qu’éprouvèrent les Romains devant leur impitoyable dictateur. Comment jadis Sylla, chargé de tant de haines, osa-t-il abandonner l’asile de la tyrannie, et, simple citoyen, descendre sur la place publique qu’il avait inondée de sang ? Il vous répondra par un mot : « J’ai étonné les hommes. » Mais à côté de ce mot si simple et si profond, quelle menaçante peinture de ses victoires, de ses proscriptions ! quelle éloquence ! quelle vérité terrible ! Le problème est expliqué. On conçoit la puissance et l’impunité de Sylla. »


Un éditeur de Montesquieu aurait mauvaise grâce à critiquer de pareils éloges. Cependant la vérité a ses droits ; et malgré toute mon admiration pour l’auteur des Considérations et de l’Esprit des lois, malgré tout mon respect pour M. Villemain, il m’est difficile de regarder le Dialogue de Sylla et d’Eucrate autrement que comme un paradoxe soutenu avec tout l’éclat du génie. Sylla n’était pas ce héros dédaigneux et sceptique ;