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GRANDEUR ET DÉCADENCE


calla, étaient regrettés du peuple à cause de leur folie même : car ils aimaient avec fureur ce que le peuple aimait, et contribuaient de tout leur pouvoir, et même de leur personne, à ses plaisirs ; ils prodiguaient pour lui toutes les richesses de l’Empire, et, quand elles étaient épuisées, le peuple voyant sans peine dépouiller toutes les grandes familles, il jouissait des fruits de la tyrannie, et il en jouissait purement[1], car il trouvait sa sûreté dans sa bassesse. De tels princes haïssaient naturellement les gens de bien : ils savaient[2] qu’ils n’en étaient pas approuvés[3]. Indignés de la contradiction ou du silence d’un citoyen austère[4], enivrés des applaudissements de la populace, ils parvenaient à s’imaginer que leur gouvernement faisait la félicité publique, et qu’il n’y avait que des gens malintentionnés qui pussent le censurer[5].

  1. C'est-à-dire complètement, sans inquiétude, sans souci.
  2. A. Car ils sçavoient certainement qu'ils, etc.
  3. Les Grecs avaient des jeux où il était décent de combattre, comme il était glorieux d’y vaincre ; les Romains n’avaient guère que des spectacles, et celui des infâmes gladiateurs leur était particulier. Or, qu’un grand personnage descendît lui-même sur l’arène, ou montât sur le théâtre, la gravité romaine ne le souffrait pas. Comment un sénateur aurait-il pu s’y résoudre, lui à qui les lois défendaient de contracter aucune alliance avec les gens que les dégoûts ou les applaudissements même du peuple avaient flétris ? Il y parut pourtant des empereurs ; et cette folie qui montrait en eux le plus grand dérèglement du cœur, un mépris de ce qui était beau, de ce qui était honnête, est toujours marquée chez les historiens avec le caractère de la tyrannie. (M.) Cette note n'est point dans A.
  4. A. met ici la note suivante : Comme autrefois l'austérité des mœurs n'avoit pu souffrir la licence et les dérèglements du théâtre, il étoit resté dans l'esprit des honnêtes gens un mépris pour ceux qui en exerçoient la profession. (M.)
  5. A. ajoute : Lorsqu’un empereur fit voir sa force et son adresse, comme quand Commode tua devant le peuple tant de bêtes à coups de traits, avec une facilité si singulière, il devait s’attirer l’admiration du peuple et des soldats, parce que l’adresse et la force étaient des qualités nécessaires pour