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GRANDEUR ET DÉCADENCE


affectation qui pouvait rappeler dans l’esprit des peuples le bonheur des temps précédents.

Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice, lorsqu’on va, pour ainsi dire, noyer des malheureux sur la planche même sur laquelle ils s’étaient sauvés.

Et, comme il n’est jamais arrivé qu’un tyran ait manqué d’instruments de sa tyrannie, Tibère trouva toujours des juges prêts à condamner autant de gens qu’il en put soupçonner[1]. Du temps de la république[2], le Sénat, qui ne jugeait point en corps les affaires des particuliers, connaissait, par une délégation du peuple, des crimes qu’on imputait aux alliés. Tibère lui renvoya de même le jugement de tout ce qu’il appelait crime de lèse-majesté contre lui. Ce corps tomba dans un état de bassesse qui ne peut s’exprimer : les sénateurs allaient au-devant de la servitude ; sous la faveur de Séjan, les plus illustres d’entre eux faisaient le métier de délateurs.

Il me semble que je vois plusieurs causes de cet esprit de servitude qui régnait pour lors dans le Sénat. Après que César eut vaincu le parti de la République, les amis et les ennemis qu’il avait dans le Sénat concoururent également à ôter toutes les bornes que les lois avaient mises à sa puissance, et à lui déférer des honneurs excessifs : les uns cherchaient à lui plaire ; les autres, à le rendre odieux. Dion nous dit que quelques-uns allèrent jusqu’à proposer qu’il lui fût permis de jouir de toutes les femmes

  1. A. Tibère trouva toujours le sénat prêt à condamner autant de gens qu’il en put soupçonner ; ce corps tomba dans un état bassesse, etc.
  2. Dans A. cette phrase est en note et ainsi rédigée : Avant les empereurs le sénat, occupé des affaires publiques, ne jugeoit point en corps les affaires des particuliers.