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DES ROMAINS, CHAP. VIII.


et les ambitieux ne pussent pas se rendre maîtres des suffrages, et que le peuple même ne pût pas abuser de son pouvoir[1].

Le gouvernement de Rome fut admirable en ce que, depuis sa naissance, sa constitution se trouva telle, soit par l’esprit du peuple, la force du Sénat ou l’autorité de certains magistrats, que tout abus du pouvoir y put toujours être corrigé.

Carthage périt parce que, lorsqu’il fallut retrancher les abus, elle ne put souffrir la main de son Annibal même. Athènes tomba parce que ses erreurs lui parurent si douces qu’elle ne voulut pas en guérir. Et, parmi nous, les républiques d’Italie, qui se vantent de la perpétuité de leur gouvernement, ne doivent se vanter que de la perpétuité de leurs abus ; aussi n’ont-elles pas plus de liberté que Rome n’en eut du temps des décemvirs[2].

Le gouvernement d’Angleterre est plus sage[3], parce qu’il y a un corps[4] qui l’examine continuellement, et qui s’examine continuellement lui-même, et telles sont ses erreurs qu’elles ne sont jamais longues, et que, par l’esprit d’attention qu’elles donnent à la Nation, elles sont souvent utiles.

En un mot, un gouvernement libre, c’est-à-dire toujours agité, ne saurait se maintenir s’il n’est, par ses propres lois, capable de correction.

  1. Les fonctions des censeurs ne se bornaient pas à cette appréciation et à cette distribution morale des individus qui composaient la république ; ils en faisaient encore le dénombrement : et « par-là, dit Bossuet, Rome savait tout ce qu’elle avait de citoyens capables de porter les armes, et ce qu’elle pouvait espérer de la jeunesse qui s’élevait tous les jours. Ainsi elle ménageait ses forces contre un ennemi qui venait des bords de l’Afrique, que le temps devait détruire tout seul dans un pays étranger, où les secours étaient si tardifs, et à qui ses victoires même, qui lui coûtaient tant de sang, étaient fatales. C’est pourquoi, quelque perte qui fût arrivée, le sénat, toujours instruit de ce qui lui restait de bons soldats, n’avait qu’à temporiser, et ne se laissait jamais abattre. Quand par la défaite de Cannes, et par les révoltes qui suivirent, il vit les forces de la république tellement diminuées qu’à peine eût-on pu se défendre si les ennemis eussent pressé, il se soutint par courage ; et, sans se troubler de ses pertes, il se mit à regarder les démarches du vainqueur. Aussitôt qu’on eut aperçu qu’Annibal, au lieu de poursuivre sa victoire, ne songeait durant quelque temps qu’à en jouir, le sénat se rassura, et vit bien qu’un ennemi capable de manquer à sa fortune, et de se laisser éblouir par ses grands succès, n’était pas né pour vaincre les Romains. Dès lors Rome fit tous les jours de plus grandes entreprises ; et Annibal, tout habile, tout courageux, tout victorieux qu’il était, ne put tenir contre elle. » (Discours sur l’Histoire universelle, troisième partie, chapitre VI).
  2. Ni même plus de puissance. (M.) Allusion aux républiques de Venise et de Gênes.
  3. A. Le gouvernement d’Angleterre est un des plus sages de l’Europe.
    C’était là une de ces hardiesses qu’on ne souffrait pas en France, au dernier siècle. Il fallut que Montesquieu voilât son sentiment sous une forme plus générale et plus timide. Du reste la correction se trouve dans l’erratum de l’édition de 1734.
  4. Le parlement.