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QUELQUES RÉFLEXIONS


choquerait le dessein et la nature de l’ouvrage. Mais, dans la forme de lettres, où les acteurs ne sont pas choisis, et où les sujets qu’on traite ne sont dépendants d’aucun dessein ou d’aucun plan déjà formé, l’auteur s’est donné l’avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman, et de lier le tout par une chaîne secrète, et, en quelque façon, inconnue.

Les Lettres persanes eurent d’abord un débit si prodigieux, que les libraires mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils allaient tirer par la manche tous ceux qu’ils rencontraient : Monsieur, disaient-ils, faites-moi des Lettres persanes.

Mais ce que je viens de dire suffit pour faire voir qu’elles ne sont susceptibles d’aucune suite[1], encore moins d’aucun mélange[2] avec des lettres écrites d’une autre main, quelque ingénieuses qu’elles puissent être.

Il y a quelques traits que bien des gens ont trouvés trop hardis. Mais ils sont priés de faire attention à la nature de cet ouvrage. Les Persans, qui doivent y jouer un si grand rôle, se trouvaient tout à coup transplantés en Europe, c’est-à-dire dans un autre univers. Il y avait un temps où il fallait nécessairement les représenter pleins d’ignorance et de préjugés[3]. On n’était attentif qu’à faire voir la génération et le progrès de leurs idées. Leurs premières pensées devaient être singulières : il semblait qu’on n’avait rien à faire qu’à leur donner l’espèce de singularité qui peut compatir avec de l’esprit. On n’avait à peindre que le sentiment qu’ils avaient eu à chaque chose qui leur avait paru extraordinaire. Bien loin qu’on pensât à intéresser quelque principe de notre religion, on ne se soupçonnait pas même d’imprudence. Ces traits se trouvent toujours liés avec le sentiment

  1. Est-ce une allusion aux Nouvelles Lettres persanes traduites de l’anglais et publiées sous la rubrique de Londres dès l’année 1735 ?
  2. Allusion aux Lettres turques de Sainte-Foix, jointes à l’édition de 1744 ; Cologne, chez Pierre Marteau.
  3. « Huart [le libraire] veut faire une nouvelle édition des Lettres persanes ; mais il y a quelques juvenilia que je voudrais auparavant retoucher ; quoiqu’il faut qu’un Turc voie, pense et parle en Turc, et non en chrétien : c’est à quoi bien des gens ne font pas attention en lisant les Lettres persanes. » Lettre à l’abbé de Guasco, du 4 octobre 1752.
    On ne voit pas que, dans l’édition de 1754, la dernière qu’il ait donnée de son vivant, Montesquieu ait retouché ce qu’il appelle des juvenilia.