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PRÉFACE DE L'ÉDITEUR.

« Je vais donc prendre le génie d’un voyageur siamois, qui n’aurait jamais rien vu de semblable à ce qui se passe dans Paris ; nous verrons un peu de quelle manière il sera frappé de certaines choses que les préjugés de l’habitude nous font paraitre raisonnables et naturelles.

« Pour diversifier le style de ma relation, tantôt je ferai parler mon voyageur, tantôt je parlerai moi-même ; j’entrerai dans les idées abstraites d’un Siamois ; je le ferai entrer dans les nôtres ; enfin supposant que nous nous entendons tous deux à demi-mot, je donnerai l’essor à mon imagination et à la sienne.

« Je suppose donc que mon Siamois tombe des nues, et qu’il se trouve dans le milieu de cette cité vaste et tumultueuse, où le repos et le silence ont peine à régner pendant la nuit même. D’abord le chaos bruyant de la rue Saint-Honoré l’étourdit et l’épouvante ; la tête lui tourne, etc. [1] »

Si le Siamois de Dufresny n’a pas été d’un grand secours à l’auteur des Lettres persanes, peut-être en est-il autrement d’un livre qui aujourd’hui n’est connu que de quelques amateurs ; je veux parler de l’Espion dans les cours des princes chrétiens, du P. Marana. C’est une espèce de journal, dans lequel un soi-disant Turc, agent du Grand Seigneur, rapporte et juge les événements qui se passent dans le monde, durant une grande partie du XVIIe siècle. Cet ouvrage avait eu assez de succès pour qu’en 1720 et en 1730 les éditions hollandaises des Lettres persanes ajoutassent au-dessous du titre : Dans le goût de l’Espion dans les cours, comme un moyen de recommander l’œuvre nouvelle à la faveur du public.

A vrai dire, ce sont là des détails de peu d’importance, bons tout au plus à amuser les curieux. Ce qui fait le mérite de ces fictions transparentes, ce n’est point le cadre, qui est banal, c’est le tableau. Montesquieu a eu vingt imitateurs ; il a plu des lettres turques, des lettres juives, des lettres chinoises, etc. ; qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

Si l’on peut disputer pour savoir à qui Montesquieu a emprunté la forme de son livre, il faut du moins reconnaître que le fonds n’appartient et ne pouvait appartenir qu’à lui seul. [2] Ce

  1. Amusements sérieux et comiques, par M. Rivière-Dufresny, Amusement troisième. La première édition est d’Amsterdam, 1705 ; le livre a été plusieurs fois imprimé à Paris, avec privilége du roi.
  2. Je ne parle point de la collaboration de M. Bel, conseiller au parlement de Bordeaux, qui aurait fourni les articles badins, et de M. Barbet, président à la cour des aides de Guyenne, qui aurait écrit les réflexions morales. A tous les hommes de talent on donne de ces collaborateurs, dont il est d’autant plus difficile d’apprécier le rôle ou de critiquer le mérite, que par eux-mêmes ils n’ont rien fait.