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LETTRES PERSANES.


L’homme médiocre, au contraire, cherche à tirer parti de tout : il sent bien qu’il n’a rien à perdre en négligences.

L’approbation universelle est, plus ordinairement, pour l’homme médiocre. On est charmé de donner à celui-ci ; on est enchanté d’ôter à celui-là. [1] Pendant que l’envie fond sur l’un, et qu’on ne lui pardonne rien, on supplée tout en faveur de l’autre ; la vanité se déclare pour lui.

Mais, si un homme d’esprit a tant de désavantages, que dirons-nous de la dure condition des savants ?

Je n’y pense jamais que je ne me rappelle une lettre d’un d’eux à un de ses amis. La voici :


« Monsieur,


« Je suis un homme qui m’occupe toutes les nuits à regarder, avec des lunettes de trente pieds, ces grands corps qui roulent sur nos têtes ; et, quand je veux me délasser, je prends mes petits microscopes, et j’observe un ciron ou une mite.

« Je ne suis point riche, et je n’ai qu’une seule chambre ; je n’ose même y faire du feu, parce que j’y tiens mon thermomètre, et que la chaleur étrangère le ferait hausser. L’hiver dernier, [2] je pensai mourir de froid ; et, quoique mon thermomètre, qui était au plus bas degré, m’avertît que mes mains allaient se geler, je ne me dérangeai point. Et j’ai la consolation d’être instruit exactement des changements de temps les plus insensibles de toute l’année passée.

« Je me communique fort peu ; et, de tous les gens que je vois, je n’en connais aucun. Mais il y a un homme à Stockholm, un autre à Leipsick, un autre à Londres, que je n’ai jamais vus, et que je ne verrai sans doute jamais, avec lesquels j’entretiens

  1. 2e C. 1721. On aime à donner à celui-ci ; on est charmé d’ôter à celui-là.
  2. 2e C. 1721. L’hiver passé.