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LETTRES PERSANES.


ils la préviennent sur toutes les démarches des hommes. Ils conduisent un général par la main, et, après l’avoir loué de mille sottises qu’il n’a pas faites, ils lui en préparent mille autres qu’il ne fera pas.

Ils font voler les armées comme les grues, et tomber les murailles comme des cartons ; [1] ils ont des ponts sur toutes les rivières, des routes secrètes dans toutes les montagnes, des magasins immenses dans les sables brûlants ; il ne leur manque que le bon sens.

Il y a un homme, avec qui je loge, qui reçut cette lettre d’un nouvelliste ; comme elle m’a paru singulière, je la gardai. La voici :

« Monsieur,

« Je me trompe rarement dans mes conjectures sur les affaires du temps. Le premier janvier 1711, je prédis que l’empereur Joseph mourrait dans le cours de l’année : il est vrai que, comme il se portait fort bien, je crus que je me ferais moquer de moi, si je m’expliquais d’une manière bien claire ; ce qui fit que je me servis de termes un peu énigmatiques ; mais les gens qui savent raisonner m’entendirent bien. Le 17 avril de la même année, il mourut de la petite vérole.

« Dès que la guerre fut déclarée entre l’empereur et les Turcs, j’allai chercher nos messieurs dans tous les coins des Tuileries ; je les assemblai près du bassin, et leur prédis qu’on ferait le siége de Belgrade, et qu’il serait pris. J’ai été assez heureux pour que ma prédiction ait été accomplie. Il est vrai que, vers le milieu du siège, je pariai cent pistoles qu’il serait pris le 18 août ; [2] il ne fut pris que le lendemain : peut-on perdre à si beau jeu ?

« Lorsque je vis que la flotte d’Espagne débarquait en Sardaigne, je jugeai qu’elle en ferait la conquête : je le dis, et cela

  1. On dirait aujourd’hui : comme un jeu de cartes.
  2. 1717. (M.)