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DE M. DE MONTESQUIEU.


de la société qu’il forme. Mais cette partie qu’il cède peut être plus grande ou plus petite par rapport à l’avantage qu’il en retire lui-même, et par rapport à ce qui en résulte pour le bonheur public : elle pourrait être telle que le particulier perdît beaucoup, sans que le bonheur public fût accru. Il y a mille manières de faire cette distribution : la maxime de sacrifier le plus petit nombre au plus grand a des exceptions et des règles. Si le tort que souffrirait chaque partie d’une république, pour procurer au chef ou aux chefs de plus grandes commodités, est capable de rendre un gouvernement vicieux, le tort que souffrirait le petit nombre, et même un seul homme, pourrait être tel qu’il ne faudrait pas à ce prix acheter la commodité de tous. On peut considérer le bonheur et le malheur comme les géomètres considèrent la quantité, qu’ils distinguent en positive et négative ; et dire que le bonheur réel de la société est la somme qui reste après la déduction faite de tous les malheurs particuliers.

Par cette exposition du principe que nous regardons comme le fondement de toutes les lois, nous sommes obligés de laisser voir que nous osons différer du sentiment de M. de Montesquieu ; et cette crainte nous aurait imposé silence, si la différence qui est entre nous s’étendait plus loin qu’à la seule spéculation : mais tout ce qui suit de son principe suit également du nôtre ; nous ne différons que dans l’ordre de nos idées. Il est parti d’un principe établi par plusieurs grands hommes pour fondement de toutes les lois, tant politiques que civiles ; d’un certain rapport d’équité, que nous sentons peut-être mieux que nous ne pourrions le définir. Sans examiner si ce rapport d’équité se trouve primordialement gravé dans nos âmes, ou si, comme de célèbres philosophes l’ont prétendu, [1] il n’y est entré que par l’éducation et par l’habitude de lois déjà établies, il me semble que dans l’un ni dans l’autre cas, ce n’est point ce qu’on doit prendre pour le principe

  1. Locke et son école.