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LETTRES PERSANES.




LXXVIII.


RICA A USBEK.


A ***.


Je t’envoie la copie d’une lettre qu’un Français qui est en Espagne a écrite ici : je crois que tu seras bien aise de la voir.

Je parcours, depuis six mois, l’Espagne et le Portugal ; et je vis parmi des peuples qui, méprisant tous les autres, font aux seuls Français l’honneur de les haïr.

La gravité est le caractère brillant des deux nations : elle se manifeste principalement de deux manières : par les lunettes et par la moustache.

Les lunettes font voir démonstrativement que celui qui les porte est un homme consommé dans les sciences, et enseveli dans de profondes lectures, à tel point que sa vue en est affaiblie : et tout nez qui en est orné ou chargé, peut passer, sans contredit, pour le nez d’un savant. [1]

  1. Mme d’Aulnoy fait le même éloge des lunettes dans son Voyage d’Espagne :

    « Je demeurai surprise en entrant chez la princesse de Montéléon, de voir plusieurs dames, fort jeunes, avec une grande paire de lunettes sur le nez, attachée aux oreilles ; et ce qui m’étonnait encore davantage, c’est qu’elles ne faisaient rien où des lunettes fussent nécessaires ; elles causaient et ne les ôtaient point... Elles ne les quittent que pour se coucher ; elles mangent avec, et vous rencontrerez dans les rues et dans les compagnies beaucoup de femmes et d’hommes qui ont toujours leurs lunettes.

    « Il y a quelque temps que les jacobins avaient un procès de la dernière conséquence ; ils en craignaient assez l’événement pour n’y rien négliger. Un jeune père de leur couvent avait des parents de la première qualité qui sollicitèrent à sa prière très-fortement. Le prieur l’avait assuré qu’il n’y avait rien qu’il ne dût se promettre de sa reconnaissance, si par son crédit le procès se gagnait. Enfin le procès se gagne. Le jeune père, transporté de joie, courut lui en dire la nouvelle... Le prieur, après l’avoir embrassé, lui dit d’un ton grave : Hermano, ponga las ojalas : Mon frère, mettez des lunettes. Cette permission combla le jeune moine d’honneur et de joie ; il se trouva trop bien payé de ses soins et ne demanda rien davantage.

    « Le marquis d’Astorga, étant vice-roi de Naples, fit tirer son buste en marbre, et il ne manqua pas d’y faire mettre ses belles lunettes. Il est si commun d’en porter que j’ai entendu dire qu’il y a des différences dans les lunettes comme dans les rangs. A proportion que l’on élève sa fortune, l’on fait grandir le verre de sa lunette, et on la hausse sur son nez. Les grands d’Espagne en portent de larges comme la main, que l’on appelle ocales, pour les distinguer. Ils se les font attacher derrière les oreilles et les quittent aussi peu que leur golille...

    • J’ai remarqué des personnes de qualité dans leurs carrosses, quelquefois seules, et quelquefois plusieurs ensemble, le nez chargé de lunettes, qui font peur à mon gré. » (8e lettre, datée du 29 mars 1679.)

    • La golille est la fraise empesée.