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LETTRE LXI.


certitude où nous les mettons de la manière dont nous recevons leurs discours. Il faut avoir beaucoup d’esprit pour cela ; cet état de neutralité est difficile : les gens du monde, qui hasardent tout, qui se livrent à toutes leurs saillies, qui, selon le succès, les poussent ou les abandonnent, réussissent bien mieux.

Ce n’est pas tout. Cet état si heureux et si tranquille, que l’on vante tant, nous ne le conservons pas dans le monde. Dès que nous y paraissons, on nous fait disputer : on nous fait entreprendre, par exemple, de prouver l’utilité de la prière à un homme qui ne croit pas en Dieu ; la nécessité du jeûne, à un autre qui a nié toute sa vie l’immortalité de l’âme : l’entreprise est laborieuse, et les rieurs ne sont pas pour nous. Il y a plus : une certaine envie d’attirer les autres dans nos opinions nous tourmente sans cesse, et est, pour ainsi dire, attachée à notre profession. Cela est aussi ridicule que si on voyait les Européens travailler, en faveur de la nature humaine, à blanchir le visage des Africains. Nous troublons l’État ; nous nous tourmentons nous-mêmes, pour faire recevoir [1] des points de religion qui ne sont point fondamentaux ; et nous ressemblons à ce conquérant de la Chine, qui poussa ses sujets à une révolte générale, pour les avoir voulu obliger à se rogner les cheveux ou les ongles.

Le zèle même que nous avons pour faire remplir, à ceux dont nous sommes chargés,[2] les devoirs de notre sainte religion, est souvent dangereux ; et il ne saurait être accompagné de trop de prudence. Un empereur, nommé Théodose, fit passer au fil de l’épée tous les habitants

  1. A. A faire recevoir.
  2. C’est-à-dire à ceux dont nous dirigeons la conscience.