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LETTRE LVII.


Mon père, lui dis-je, quel emploi avez-vous dans la communauté ? Monsieur, me répondit-il, avec un air très-content de ma question, je suis casuiste. Casuiste, repris-je : depuis que je suis en France, je n’ai pas ouï parler de cette charge. Quoi ! vous ne savez pas ce que c’est qu’un casuiste ? Eh bien, écoutez ; je vais vous en donner une idée, qui ne vous laissera rien à désirer. Il y a deux sortes de péchés ; de mortels, [1] qui excluent absolument du paradis ; et de véniels, qui offensent Dieu à la vérité, mais ne l’irritent pas au point de nous priver de la béatitude. Or, tout notre art consiste à bien distinguer ces deux sortes de péchés ; car, à la réserve de quelques libertins, tous les chrétiens veulent gagner le paradis ; mais il n’y a guère personne [2] qui ne le veuille gagner à meilleur marché qu’il est possible. [3] Quand on connaît bien les péchés mortels, on tâche de ne pas commettre de ceux-là, et l’on fait son affaire. Il y a des hommes qui n’aspirent pas à une si grande perfection ; et, comme ils n’ont point d’ambition, ils ne se soucient pas des premières places : aussi entrent-ils [4] en paradis le plus juste qu’ils peuvent ; pourvu qu’ils y soient, cela leur suffit : leur but est de n’en faire ni plus ni moins. Ce sont des gens qui ravissent le ciel, plutôt qu’ils ne l’obtiennent, et qui disent à Dieu : Seigneur, j’ai accompli les conditions à la rigueur ; vous ne pouvez vous empêcher de tenir vos promesses : comme je n’en ai pas fait plus que vous n’en avez demandé, je vous dispense de m’en accorder plus que vous n’en avez promis.

  1. Cette forme : de mortels, de véniels, est un gasconisme ; il faudrait dire : des péchés mortels, etc., et des péchés véniels, etc.
  2. A. Il n'y a guères de personnes.
  3. La forme correcte serait : au meilleur marché.
  4. A. C. Aussi ils entrent, etc.