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LETTRE XLVIII.


après eux. Mais pourquoi, dis-je, a-t-il quitté le service ? Il ne l’a point quitté, me répondit-il ; mais le service l’a quitté ; on l’a employé dans une petite place, où il racontera ses aventures [1] le reste de ses jours ; mais il n’ira jamais plus loin ; le chemin des honneurs lui est fermé. Et pourquoi ? [2] lui dis-je. Nous avons une maxime en France, me répondit-il : c’est de n’élever jamais les officiers dont la patience a langui dans les emplois subalternes ; nous les regardons comme des gens dont l’esprit s’est rétréci [3] dans les détails ; et qui, par l’habitude des petites choses, sont devenus incapables des plus grandes. Nous croyons qu’un homme qui n’a pas les qualités d’un général à trente ans ne les aura jamais ; que celui qui n’a pas ce coup d’œil qui montre tout d’un coup un terrain de plusieurs lieues dans toutes ses situations différentes, cette présence d’esprit qui fait que, dans une victoire, on se sert de tous ses avantages, et, dans un échec, de toutes ses ressources, n’acquerra jamais ces talents. C’est pour cela que nous avons des emplois brillants pour ces hommes grands et sublimes que le ciel a partagés non-seulement d’un cœur, mais aussi d’un génie héroïque ; et des emplois subalternes pour ceux dont les talents le sont aussi. De ce nombre sont ces gens qui ont vieilli dans une guerre obscure ; ils ne réussissent tout au plus qu’à faire ce qu’ils ont fait toute leur vie ; et il ne faut point commencer à les charger dans le temps qu’ils s’affaiblissent.

Un moment après, la curiosité me reprit, et je lui dis : Je m’engage à ne vous plus faire de questions, si vous

  1. A. C. Où il racontera le reste de ses jours.
  2. A. C. Et pourquoi cela, lui dis-je ?
  3. A. C. Dont l’esprit s’est comme rétréci dans les détails, et qui par une habitude de petites choses sont devenus, etc.