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LETTRES PERSANES.

Qui est [1] cet homme, lui dis-je, qui nous a tant parlé des repas qu’il a donnés aux grands, qui est si familier avec vos ducs, et qui parle si souvent à vos ministres qu’on me dit être d’un accès si difficile ? Il faut bien que ce soit un homme de qualité ; mais il a la physionomie si basse, qu’il ne fait guère honneur aux gens de qualité ; et d’ailleurs je ne lui trouve point d’éducation. Je suis étranger ; mais il me semble qu’il y a, en général, une certaine politesse commune à toutes les nations ; je ne lui trouve point de celle-là ; est-ce que vos gens de qualité sont plus mal élevés que les autres ? Cet homme, me répondit-il en riant, est un fermier ; [2] il est autant au-dessus des autres par ses richesses, qu’il est au-dessous de tout le monde par sa naissance ; il aurait la meilleure table de Paris [3] s’il pouvait se résoudre à ne manger jamais chez lui ; il est bien impertinent, comme vous voyez ; mais il excelle par son cuisinier ; aussi n’en est-il pas ingrat ; car vous avez entendu qu’il l’a loué tout aujourd’hui.

Et ce gros homme vêtu de noir, lui dis-je, que cette dame a fait placer auprès d’elle ? Comment a-t-il un habit si lugubre, avec un air si gai et un teint si fleuri ? Il sourit gracieusement dès qu’on lui parle ; sa parure est plus modeste, mais plus arrangée que celle de vos femmes. C’est, me répondit-il, un prédicateur, et, qui pis est, un directeur. Tel que vous le voyez, il en sait plus que les maris ; il connaît le faible des femmes ; elles savent aussi qu’il a le sien. Comment ! dis-je, il parle toujours de quelque chose, qu’il appelle la grâce ? Non, pas toujours, me répondit-il ; à l’oreille d’une jolie femme, il parle encore plus

  1. A. Qu’est cet homme.
  2. Fermier général.
  3. C’est-à-dire : il aurait à sa table la meilleure société de Paris.