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CHAPITRE XIV.

par ouï dire, mais par l’essai de l’action, en les formant et moulant vivement, non-seulement de préceptes et paroles, mais principalement d’exemples et d’œuvres ; afin que ce ne fût pas une science en leur âme, mais sa complexion et habitude ; que ce ne fût pas un acquêt, mais une naturelle possession. À ce propos, on demandait à Agésilas ce qu’il serait d’avis que les enfants apprissent : — Ce qu’ils doivent faire étant hommes, répondit-il.

Ce n’est pas merveille si une telle institution a produit des effets si admirables.

On allait, dit-on, aux autres villes de Grèce chercher des rhétoriciens, des peintres et des musiciens, mais en Lacédemone des législateurs, des magistrats et empereurs d’armée ; à Athènes on apprenait à bien dire, et ici à bien faire ; là, à se démêler d’un argument sophistique et à rabattre l’imposture des mots captieusement entrelacés ; ici, à se démêler des appas de la volupté, et à rabattre, d’un grand courage, les menaces de la fortune et de la mort ; ceux-là s’embesognaient après les paroles ; ceux-ci après les choses ; là c’était une continuelle exercitation de la langue ; ici, une continuelle exercitation de l’âme. Par quoi il n’est pas étrange si Antipater, leur demandant cinquante enfants pour otages, ils répondirent, tout au rebours de ce que nous ferions, qu’ils aimaient mieux donner deux fois autant d’hommes faits, tant ils estimaient la perte de l’éducation de leur pays ! Quand Agésilas convie Xénophon d’envoyer nourrir ses enfants à Sparte, ce n’est pas pour y apprendre la rhétorique ou dialectique ; mais « pour apprendre (ce dit-il) la plus belle science qui soit, à savoir la science d’obéir et de commander. »