Page:Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/94

Cette page n’a pas encore été corrigée
88
ESSAIS DE MONTAIGNE

J’ai vu chez moi un mion ami, par manière de passetemps, ayant affaire à un de ceux-ci, contrefaire un jargon de galimatias, propos sans suite, tissu de pièces rapportées, sauf qu’il était souvent entrelardé de mots propres à leur dispute, amuser ainsi tout un jour ce sot à débattre, pensant toujours répondre aux objections qu’on lui faisait ; et si était homme de lettres et de réputation, et qui avait une belle robe.

Qui regardera de bien près à ce genre de gens, qui s’étend bien loin, il trouvera comme moi que le plus souvent ils ne s’entendent, ni autrui, et qu’ils ont la souvenance assez pleine, mais le jugement entièrement creux, sinon que leur nature d’elle-même le leur ait autrement façonné ; comme j’ai vu Adrianus Turnebus, qui, n’ayant fait autre profession que de lettres, en laquelle c’était, à mon opinion, le plus grand homme qui fût il y a mille ans, n’ayant toutefois rien de pédantesque que le port de sa robe, et quelque façon externe qui pouvait n’être pas civilisée à la courtisane, qui sont choses de néant, et je hais nos gens qui supportent plus malaisément une robe qu’une âme de travers, et regardent à sa révérence, à son maintien et à ses bottes, quel homme il est ; car au-dedans c’était l’âme la plus polie du monde ; je l’ai souvent à mon escient jeté en propos éloignés de son usage ; il y voyait si clair, d’une appréhension si prompte, d’un jugement si sain, qu’il semblait qu’il n’eût jamais fait autre métier que la guerre et affaires d’état. Ce sont natures belles et fortes, qui se maintiennent au travers d’une mauvaise institution. Or, ce n’est pas assez que notre institution ne nous gâte pas, il faut qu’elle nous change en mieux.