Page:Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/88

Cette page n’a pas encore été corrigée
82
ESSAIS DE MONTAIGNE

riches ? ils vous estiment de peu, ne concevant que l’image universelle de nature, et combien chacun de nous a eu de prédécesseurs, riches, pauvres, rois, valets, grecs, barbares ; et quand vous seriez cinquantième descendant d’Hercule, ils vous trouvent vain de faire valoir ce présent de la fortune. Ainsi les dédaignait le vulgaire, comme ignorant les premières choses et communes, et comme présomptueux et insolents.

Mais cette peinture platonique est bien éloignée de celle qu’il faut à nos hommes. On enviait ceux-là comme étant au-dessus de la commune façon, comme méprisant les actions publiques, comme ayant dressé une vie particulière et inimitable, réglée à certains discours hautains et hors d’usage ; ceux-ci, on les dédaigne comme étant au-dessous de la commune façon, comme incapables des charges publiques, comme traînant une vie et des mœurs basses et viles après le vulgaire.

Quant à ces philosophes, dis-je, comme ils étaient grands en sciences, ils étaient encore plus grands en toute action. Et tout ainsi qu’on dit de ce géométrien de Syracuse[1], lequel ayant été détourné de sa contemplation, pour en mettre quelque chose en pratique à la défense de son pays, qu’il mit soudain en train des engins épouvantables et des effets surpassant toute créance humaine, dédaignant toutefois, lui-même, toute cette sienne manufacture, et pensant en cela avoir corrompu a dignité de son art, de laquelle ses ouvrages n’étaient que l’apprentissage et le jouet ; aussi eux, si quelquefois on les a mis à la preuve de l’action, on les a vu voler.

  1. Archimède.