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CHAPITRE XIII.

Nous appelons les médecins heureux quand ils arrivent à quelque bonne fin : comme s’il n’y avait que leur art qui ne se pût maintenir d’elle même, et qui eût les fondements trop frêles pour s’appuyer de sa propre force, et comme s’il n’y avait qu’elle qui ait besoin que la fortune prête la main à ses opérations. Je crois d’elle tout le pis ou le mieux qu’on voudra ; car nous n’avons, dieu merci ! nul commerce ensemble. Je suis rebours des autres, car je la méprise bien toujours ; mais quand je suis malade, au lieu d’entrer en composition, je commence encore à la haïr et à la craindre ; et réponds à ceux qui me pressent de prendre médecine, qu’ils attendent au moins que je sois rendu à mes forces et à ma santé, pour avoir plus de moyen de soutenir l’effort et le hasard de leur breuvage. Je laisse faire nature et présuppose qu’elle se soit pourvue de dents et de griffes, pour se défendre des assauts qui lui viennent et pour maintenir cette contexture de quoi elle fuit la dissolution. Je crains, au lieu de l’aller secourir, ainsi comme elle est aux prises bien étroites et bien jointes avec la maladie, qu’on secoure son adversaire au lieu d’elle, et qu’on la recharge de nouvelles affaires.

Or, je dis que, non en la médecine seulement, mais en plusieurs arts plus certaines, la fortune[1] y a bonne part ; les saillies poétiques qui emportent leur auteur et le ravissent hors de soi, pourquoi ne les attribuerons-nous à son bonheur, puisqu’il confesse lui-même qu’elles surpassent sa suffisance et ses forces, et le reconnaît venir d’ailleurs que de soi, et ne les avoir aucunement

  1. Fortune, hasard, expressions que les hommes substituent au mot Providence.