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ESSAIS DE MONTAIGNE

L’empereur Auguste, étant en la Gaule, reçut certain avertissement d’une conjuration que lui brassait L. Cinna ; il délibéra de s’en venger, et manda pour cet effet au lendemain le conseil de ses amis. Mais la nuit d’entre deux, il la passa avec grande inquiétude, considérant qu’il avait à faire mourir un jeune homme de bonne maison et neveu du grand Pompée, et produisait en se plaignant plusieurs divers discours : — Quoi donc ! disait-il, sera-t-il vrai que je demeurerai en crainte et en alarme, et que je laisserai mon meurtrier se promener cependant à son aise ? S’en ira-t-il quitte, ayant assailli ma tête que j’ai sauvée de tant de guerres civiles, de tant de batailles par mer et par terre, et après avoir établi la paix universelle du monde ? Sera-t-il absout, ayant délibéré, non de me meurtrir seulement, mais de me sacrifier ? — Car la conjuration était faite de le tuer comme il ferait quelque sacri6ce. Après cela, s’étant tenu coi quelque espace de temps, il recommençait d’une voix plus forte, et s’en prenait à soi-même : — Pourquoi vis-tu, s’il importe à tant de gens que tu meures ? N’y aura-t-il point de fin à tes vengeances et à tes cruautés ? Ta vie vaut-elle que tant de dommage se fasse pour la conserver ?

Livia, sa femme, le sentant en ces angoisses : — Et les conseils des femmes y seront-ils reçus ? lui dit-elle ; fais ce que font les médecins : quand les recettes accoutumées ne peuvent servir, ils en essaient de contraires. Par sévérité, tu n’as, jusqu’à cette heure, rien profité : Lepidus a suivi Salvidienus ; Murena, Lepidus ; Cœpio, Murena ; Egnatius, Csepio ; commence à expérimenter comment te succéderont la douceur et la clé-