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CHAPITRE XI.

l’une des rencontres de Germanicus contre les Allemands, deux grosses troupes prirent d’effroi deux routes opposites : l’une fuyait d’où l’autre partait.

Tantôt elle nous donne des ailes aux talons, comme aux deux premiers ; tantôt elle nous cloue les pieds et les entrave, comme on lit de l’empereur Théophile, lequel, en une bataille qu’il perdit contre les Agarènes, devint si étonné et si transi qu’il ne pouvait prendre parti de s’enfuir, jusqu’à ce que Manuel, l’un des principaux chefs de son armée, l’ayant terrassé et secoué comme pour l’éveiller d’un profond somme, lui dit : « Si vous ne me suivez, je vous tuerai ; car il vaut mieux que vous perdiez la vie, que si, étant prisonnier, vous veniez à perdre l’Empire. »

Lors exprime-t-elle sa dernière force, quand, pour son service, elle nous rejette à la vaillance, qu’elle a soustraite à notre devoir et à notre honneur. En la première juste bataille que les Romains perdirent contre Annibal, sous le consul Sempronius, une troupe de bien dix mille hommes de pied qui prit l’épouvante, ne voyant ailleurs par où faire passage à sa lâcheté, s’alla jeter à travers le gros des ennemis, lequel elle perça d’un merveilleux effort, avec grand meurtre des Carthaginois, achetant une honteuse fuite au même prix qu’elle eût eu une glorieuse victoire.

C’est de quoi j’ai le plus de peur que la peur : aussi surmonte-t-elle en aigreur tous autres accidents. Quelle affection peut être plus âpre et plus juste que celle des amis de Pompeius, qui étaient en son navire spectateurs de cet horrible massacre ? Si est-ce que la peur des voiles égyptiennes, qui commençaient à les approcher, l’étouffa